Figure humaine est l’une des oeuvres les plus sincères de son auteur, jaillie avec une spontanéité étonnante en pleine crise, et cependant d’une extrême minutie. Poulenc mit sur le compte de sa grande difficulté le fait qu’elle ne soit jamais exécutée. Mais il refusa obstinément de pourvoir d’un accompagnement orchestral les douze parties des deux choeurs a cappella, afin « que cet acte de foi puisse s’exprimer sans le secours instrumental, par le seul truchement de la voix humaine ».

L’harmonie et la mélodie n’ouvrent pas véritablement de voies nouvelles. Poulenc leur a apporté le plus grand soin, mais a préféré exercer son talent d’innovateur dans l’organisation spatiale des deux choeurs. Hormis certains passages, ils fonctionnent comme deux blocs distincts et créent un effet stéréophonique. La variété des combinaisons de pupitres, le rythme de l’alternance entre les deux choeurs et la puissance de leurs retrouvailles sont les moteurs principaux de Figure humaine.

Une phrase des basses du second choeur, au lyrisme contenu, ouvre De tous les printemps du monde. Poulenc s’acharne sur les trois derniers mots de ce premier vers (« le plus laid »), présentés tantôt sur un ton doucereux par quelques pupitres, tantôt en un agrégat strident par toute la masse chorale. Les mots s’affrontent par le truchement de brusques changements de nuances et d’effectif. La tonalité de si mineur renvoie aux morceaux les plus sombres de Poulenc, et s’estompe rapidement au profit d’une tonalité incertaine et mouvante, fragilisée par les accords instables qui la parcourent.

En chantant les servantes s’élancent débute très rythmé et animé, comme une danse sauvage. La noirceur du texte se noie dans ces hymnes qui courent d’un choeur à l’autre, dans le tuilage des vers. Un mot, parfois, surgit du tourbillon, frappé avec violence. Poulenc travaille par touches, préfère les impressions fugitives à l’illustration redondante d’un poème extrêmement fort. Le tourment s’accumule jusqu’à l’explosion (« dans l’eau vaste essentielle »). La section finale « murmurée comme une psalmodie » prépare dans un calme apparent l’extase qui accompagne le mot de la fin : « faiblesse », sur une cadence en mi majeur. 

Aussi bas que le silence, au contraire, met à nu le texte par un verticalisme intransigeant, un syllabisme sans faille, une prosodie minutieuse et un tempo lent (« très calme, très sombre »). Poulenc parcourt en trois temps les trois tercets d’Eluard. Les deux premières strophes , confiées chacune à l’un des choeurs, profitent d’une harmonie à la fois lente et riche qui éclaire en demi-teinte leurs images sinistres. Le dernier tercet s’articule en deux volets : un crescendo, souligné par une marche harmonique et les retrouvailles entre les deux choeurs; puis une lente redescente chromatique du second choeur, ponctuée par une cadence en mi bémol majeur et son écho diaphane, au premier choeur, en octaves à vide.

Le premier choeur chante seul Toi ma patiente, (« très calme et très doux »). Poulenc réorganise le quatrain et fait intervenir le premier vers comme un refrain littéraire et musical, accroché mélodiquement au miaigu des sopranos. Les trois autres vers viennent périodiquement troubler la sérénité transparente de cette lumière, qui semble échappée d’une fenêtre romane. L’ambitus rompt ses liens, la tonalité se déstabilise jusqu’au sommet rageur du dernier vers (« Prépare à la vengeance un lit d’où je naîtrai »).

Un bondissement sec et instrumental salue l’esprit grinçant de Riant du ciel et des planètes (très vite et très violent). Le poème fuse d’un choeur à l’autre et le tutti choral ne se retrouve qu’à trois reprises, pour brandir à pleine force le maître-mot du poème :  « ridicule ».

Une lumière blafarde baigne Le jour m’étonne et la nuit me fait peur, que Poulenc a confié au second choeur seul comme un écho de Toi ma patiente. Les sopranos ont la charge du texte dans une ligne très limpide, perchée dans l’aigu de la tessiture (très doux et très calme). Les autres voix soulignent des bribes de textes et rompent aussi timidement avec la verticalité qui régnait jusqu’alors, hormis dans le deuxième morceau. Le compositeur a choisi la tonalité de la mineur, qu’il associe souvent à une écriture très pure. Les altos reprennent les deux premiers vers, et esquissent ainsi une forme ABA’.

« Très emporté et très rude », La menace sous le ciel rougecontraste violemment avec le choeur précédent. C’est le seul des huit poèmes où Eluard évoque en termes crus l’aliénation de l’homme par l’homme, la folie de la guerre -ailleurs, les images sont plus voilées, à défaut d’être moins cruelles. Pourtant le septième poème est, avec le dernier, celui dans lequel se manifeste le plus ouvertement l’espoir, et ces émotions contraires s’entrechoquent avec une rudesse que la musique n’esquive pas. Les altos du premier choeur lancent un thème de fugue, avatar tourmenté de la gamme chromatique descendante. La réponse intervient par les ténors de l’autre choeur, suivie de deux autres entrées. Le triomhe du contrepoint sur l’harmonie tourne court. Rapidement les choeurs refont corps et se lancent dans un échange violent de vers terribles et d’harmonies douloureuses qui couvre les trois premiers quatrains. Le quatrième voit le tempo divisé par deux. En même temps, le ton change radicalement, de l’effroi et de la mort à l’amour et à la vie. Les deux choeurs unissent leurs voix pour les deux derniers quatrains, chargés d’espoir. Sur la base ferme des basses qui oscillent lentement autour de do dièse, l’harmonie se charge de plus en plus jusqu’à des dissonances terribles, fortissimo. Le dernier vers s’épanouit sur l’accord final d’ut dièse majeur.

Liberté comprend vingt et un quatrains, construits chacun sur le modèle du premier, devenu si célèbre. Cette litanie, Poulenc la transforme en immense anacrouse, encadrée par la tonalité de mimajeur. Le motif initial, que l’on reconnait sous divers masques au début de chaque strophe, sert de fil conducteur. Les vers rebondissent de plus en plus rapidement entre les deux choeurs, jusqu’à ce que les quatrains se tuilent tant la musique devient impatiente. Dans le même temps, le tempo accélère par paliers réguliers, les fortissimos font des assauts répétés et de plus en plus victorieux, et les sopranos grimpent progressivement jusqu’aux frontières ultimes de leur tessiture aigüe. Sur la dernière strophe, seule à rompre le schéma littéraire imposé par la première, les deux choeurs se rejoignent, « triple forte, éclatant, très large », dans le tempo initial. Ils préparent dans la dissonance la cadence finale, où est clamé à toute force le mot salvateur : « Liberté ». L’espace éclate alors, sur l’ultime accord de mi majeur, du mi grave des basses au contre-mi périlleux de deux sopranos solos, soit quatre octaves.

Extrait du Guide de la musique sacrée et chorale profane, sous la direction de François-René Tranchefort, ed. Fayard, Paris, 1993.

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