2005
Pour clarinette, percussion et 12 voix.
La musique nous a-t-elle déjà parlé de la colère ? Les fureurs héroïques de l’opéra baroque, par exemple, ne s’émancipent guère du cadre plus général et spectaculaire de la folie (Orlando furioso de Vivaldi…), en rejouant ainsi l’antique condamnation de la démesure des passions. Et lorsque pour Dona Elvira trahie par Don Juan, Mozart choisit les nuances d’une colère amoureuse et noble au lieu des accents conventionnels du désespoir féminin, il fait certes figure d’exception. Concernant enfin la musique sacrée, se rappeler les Dies irae de nombreux Requiems : ces “jours de colère” sont l’occasion de pages surtout démonstratives, voire décoratives.
Ce survol permet de mieux saisir l’originalité profonde du projet conçu par Caroline Marçot. Tout d’abord, au lieu de la folie, c’est du côté de la sagesse que l’œuvre a puisé ses sources. Sagesses plurielles en fait, puisque Némésis contient une véritable anthologie de discours sur la colère issus des traditions philosophiques et spirituelles les plus variées. Or ce regroupement de textes, loin d’offrir une sorte de panorama neutre des avis sur la question, suscite une conflagration en chaîne : Sénèque, Lactance, Montaigne, sages soufis ou chrétiens s’affrontent avec véhémence. Leurs propos contradictoires fusent entre les voix, soutenus par trois éléments sonores issus des instruments : souffle, bois, métal.
La polémique est d’abord énergie et le discours, parole, vivante et vibrante. Et derrière le sang-froid professionnel des philosophes la musique révèle les émotions non maîtrisées ; tant on ne traite pas impunément de la colère saisissante comme une tentation vertigineuse. Tentation aussi, celle du cri cherchant une écoute malgré sa stridence et son inconvenance.
De la nature prescriptive des discours, l’écriture musicale porte trace. Échos de psalmodie ecclésiale, mais aussi chorals, subtils contrepoints : ici se déploie une plastique du chant collectif et singulier en contrastes violents. Jusqu’au surgissement du choral Es ist genug (“C’est assez”), écho de Bach et du Concerto à la mémoire d’un ange de Berg.
Mais l’œuvre a mieux à offrir au public qu’une fin moralisante, conciliatrice : elle trace un chemin. Déploiements de la colère à assumer pleinement dans l’inquiétude de nos consciences individuelles.
Némésis est dédiée “…à Julien…” : Julien Copeaux, inoubliable compositeur mort à trente ans, en 2003. Sans doute les racines de la colère et du questionnement sont-elles à chercher aussi dans cette perte et dans les points de suspension qui l’entourent.
Jean-Christophe Marti