J’aime beaucoup composer à partir de paroles proférées oralement ; cela change complètement le rapport habituel entre musique et mots, puisque ces derniers ne proviennent pas d’une source littéraire mais d’une profération éphémère. Depuis l’enregistrement — collectage, échantillonnage, sampling — jusqu’à la recréation libre, un immense éventail de possibilités s’ouvre alors pour l’écriture musicale. C’est pourquoi le projet d’écrire d’après des « cris de Nancy » m’intéresse particulièrement, et s’inscrit dans le fil de mes créations vocales précédentes. Il rejoint aussi l’une de mes musiques préférées, celle de Clément Janequin. Les cris de Paris représentent en effet un moment extraordinaire : c’est l’une des rares démarches qui emmène la musique au-delà des codes esthétiques très stricts qui régissent la voix musicienne. Cette dernière est alors définie, éduquée, instrumentalisée même, pour servir à l’expression et au prestige des pouvoirs, notamment religieux. A contrario, dans ces « Cris » de la Renaissance, le compositeur de Paris ou de Londres se fait ethnologue de terrain, il part collecter les voix urbaines qui ne chantent pas, au sens artistique du terme. Ce décentrement nous paraît naturel, après un 20e siècle où les frontières de l’art ont implosé avec l’aide des techniques d’enregistrement. On oublie qu’il était révolutionnaire de travailler sur un matériau sonore véritablement cacophonique, et d’en déduire une polyphonie libre et profane où la vie même est captée.
On peut bien sûr décrire le processus inversement : comme une stylisation, une esthétisation de ce qui avait échappé jusqu’alors à la prise des compositeurs ; comme une domestication des voix du peuple dans la chanson polyphonique, par les canons d’un art savant.
Les deux points de vue se défendent. La tradition des « Cris » est l’intersection où viennent s’éprouver mutuellement les notions de nature (un matériau brut recueilli dans la vie « réelle ») et de culture (élaboration subséquente par un musicien).
Janequin, on le sait, ne s’est pas limité pas aux cris des marchés. Les oiseaux, les machines, les armes, alimentent sa conception sonore d’une grande modernité, parcourant en tous sens un continuum de mots, d’onomatopées, de bruits… C’est pourquoi je suis heureux que le projet de ces Cris de Nancy soit également, dans son principe même, la rencontre entre deux types d’écritures : l’une sur bande, construite par Jean Poinsignon à partir de matériaux bruts issus d’un réel enregistré, puis transformé ; l’autre, que je proposerai, médiatisée par l’écriture vocale. Les chanteuses et chanteurs de Musicatreize seront ainsi à l’intersection de ces deux univers.
Jean Poinsignon et moi avons choisi de structurer notre pièce autour d’un voyage dans le temps. Nous amorçons donc une recherche de plusieurs sources qui nous permettront de remonter depuis l’époque contemporaine jusqu’au 17e ou 18e siècle. Nous voulons aussi accorder une place particulière aux mondes ouvriers et artisanaux, aux métiers de l’acier et du verre si présents à Nancy. Crier est souvent une nécessité dans l’exercice des labeurs de l’usine, de l’atelier. Nancy sera donc évoquée à travers des cris qui résonnent dans différents lieux et différentes époques de sa riche histoire urbaine.
Jean-Christophe Marti
avril 2008