Pour 12 voix et bande.
Présentation du cycle complet de ces cadavres exquis. Règle d’un jeu établi par l’ensemble vocal, les textes sont des fragments de poèmes composés en ateliers d’écriture élaborés par le public. Au compositeur de choisir ce qu’il en retiendra pour animer son œuvre. La relation d’un compositeur au texte est toujours une affaire très complexe, relevant la plupart du temps du sentiment d’une nécessité intérieure. Pour un bilingue de naissance, la distanciation par rapport à la langue est crue, immédiate, passionnelle. Toute la culture que la langue charrie avec elle se cristallise dans chaque phrase, dans sa prosodie « naturelle », ses intonations, ses accentuations, ses phonèmes ou au contraire l’absence de certains phonèmes, jusqu’à son histoire inscrite dans le répertoire musical (en particulier dans la grande tradition des « mélodies françaises »). Zad Moultaka avait déjà écrit de la musique sur des poèmes francophones (de Georges Schehadé, Nadia Tuéni) mais ces productions étaient rares dans son catalogue par rapport à l’usage de multiples autres langues (latin, russe, italien, grec, arabe…).
Dans Cadavre exquis, le compositeur a déconstruit presque systématiquement la structure des mots, leur morphologie, leur rythmique, privilégiant la dynamique de la parole par rapport au sens. Les syllabes compactées, énoncées simultanément, rendent souvent le texte inintelligible. Certains mots et quelquefois des bribes de phrase émergent, apparaissant dans une grande clarté comme des mots à la dérive, comme une île. car Cadavre exquis est un océan…
Cette œuvre est d’une conception très particulière car elle est construite sur la superposition sonore de chaque partie au fil du temps du concert. Le premier mouvement, a cappella, est chanté puis sert de « couche sonore » au second. Le chant du troisième mouvement s’inscrit sur la bande sonore du second mouvement (lui-même accompagné de l’enregistrement du premier), jusqu’au quatrième mouvement, qui obéit au même schéma.
Cette « mise en abîme » est vertigineuse et crée une texture harmonique étrange. Certaines notes tenues (se rapprochant des lignes visibles qui permettent de continuer le dessin du cadavre exquis) deviennent charnières, opérant le passage d’un espace musical à un autre. Où l’on retrouve des notions chères au compositeur : mémoire, reflet, ombres, échos…
La sensation à l’audition est étonnante, le rappel incessant du passé hante l’écoute, créant un saisissant effet de labyrinthe intérieur. On s’identifie au chœur vivant, assailli par son ombre, on essaie de chasser cet « autre » qui surgit et nous empêche d’entendre clairement notre propre voix. Mais cet autre c’est nous-même…